Par Émilie Rigaud
10 Septembre 2021
Histoire | Japon
Après le dernier article qui présentait la typographie japonaise, je voudrais aborder maintenant le lettrage japonais et ses signes puissants. Contrairement à la typographie qui répète les lettres de façon identique, les signes sont dessinés pour un usage particulier. Le visuel créé est donc unique car sa forme dépend du mot, du contexte, du support.
Que sont les Edo moji?
Ce qu’on appelle aujourd’hui « edo moji » (江戸文字) est l’ensemble des lettrages tracés au pinceau formés à la fin de la période Edo (1600-1868), soit environ du milieu du 18e au milieu du 19e siècle. « Moji » signifie « signe » (ou « lettre ») et Edo est l’ancien nom de Tôkyô. Le Japon était alors fermé à l’étranger, personne ne pouvait y entrer. Pendant cette période, la culture du divertissement se développa, et avec elle les besoins en publicité. Edo était en effet la plus grande ville du monde, avec déjà 1 million d’habitants au milieu du 18e siècle (soit deux fois plus que Paris). Les estampes ci-dessus, faites par Utagawa Hiroshige autour de 1840, nous donnent une idée de l’importance dans la ville du théâtre notamment.
Le style de lettrage employé au Japon différait selon l’usage : il existait des styles de caractères dédiés au théâtre (avec des variations selon le genre), un autre style réservé aux tournois de sumô, un style encore autre pour les lanternes qui décoraient les devantures des restaurants.
La répétition typographique et le lettrage unique
Contrairement à leurs contemporains Européens, les Japonais n’ont utilisé la typographie que de façon mineure pendant la période Edo. Ils imprimaient par xylographie, à l’aide de planches de bois gravé. Une planche par page, dans laquelle on mêlait comme on voulait texte et image. Il y eut bien des essais de caractères mobiles, notamment par les premiers missionnaires portugais qui arrivèrent au Japon avec des caractères transportés par bateau, mais la technique ne s’est pas implantée de manière durable. Ce n’est que plus tard que les japonais développèrent la typographie de façon industrielle, à partir de 1870 (voir sur ce blog l'article au sujet de Motogi Shôzô).
La période Edo vit se développer le marché de l’édition et les réseaux de libraires, les ouvrages étant donc imprimés à l’aide de planches de bois gravées. Mais pour tout ce qui était de grand format, soit l’équivalent des affiches d’aujourd’hui, alors qu’en Europe on utilisait précisémment des caractères en bois gravé, au Japon on les traçait au pinceau.
Pour autant, le lettrage au pinceau est une technique différente de la calligraphie : en calligraphie japonaise, on utilise un pinceau rond pointu, en tenant son extrémité de façon perpendiculaire à la feuille. Pour le lettrage, on aplatit le gras du pinceau sur le support.
À la fin de la période Edo, chaque usage avait son propre style de lettrage, je vais maintenant en détailler quelques uns.
Yose moji
Les Yose moji (寄席文字) sont des caractères denses et très noirs, leur masse s’impose à l’œil, les espaces vides sont restreints au maximum. La raison de cette densité réside dans l’utilisation de ce style : il servait à composer les programmes de théâtre. Chacun de ces signes représente la salle de spectacle qu’on ne peut que souhaiter voir remplie. Les espaces laissés entre les traits du signe sont équivalents à des sièges vides et on les veut les moins nombreux possibles.
Pour illustrer cette idée, voici un programme de théâtre fait pour du rakugo (théâtre à sketchs) autour de 1905.
Les proportions des signes Yose moji sont de 3 unités de large pour 4 unités de haut (contrairement aux sinogrammes carrés de la typographie), et les traits ne sont pas parfaitement horizontaux mais montent légèrement vers la droite. Ci-dessus, des sinogrammes extraits d’un manuel de lettrage.
Kanteiryû
Les caractères kanteiryû sont également destinés au théâtre, mais pour un genre différent : le kabuki. Des pièces avec costumes, décor, histoires d’amour et de haine. Plutôt dramatique. Ce style comporte comme des vagues, et le centre de gravité des caractères est décalé vers la gauche du signe (comme on le voit sur les verticales décentrées).
Kanteiryû est en réalité le style développé par Okazakiya Kanroku à la fin du 18e siècle (d’après son nom d’artiste « Kantei » et « ryû », qui signifie « dans le style de »). Il existait des styles de lettrage pour le kabuki avant lui, mais Ozaki publia un manuel de lettrage et ces formes constituèrent un style à part entière.
Ce style de lettrage est encore utilisé aujourd’hui, on peut ainsi le voir dans une version numérique sur la façade du théâtre kabuki de Tôkyô, ou bien sur des panneaux de bois peints à la main au théâtre de Kyôto.
Sumô moji
Pour annoncer les participants d’un tournoi de sumô, on utilise des caractères gras, qui peuvent être étirés en hauteur.
Tout comme dans le cas des yose moji, le but est d'obtenir le moins de blanc possible, mais les traits des sumô moji sont plus épurés que ceux des yose moji, et les terminaisons des traits sont sans fioritures.
Les caractères sont peints sur des panneaux de bois appelés « itabanzuke » (板番付) et sont reproduits ensuite par impression sur papier pour les programmes.
D’après le site de l'institution qui forme les lettreurs, 4 heures sont nécessaires pour tracer un itabanzuke entier… et l’acquisition de la technique exige 5 ans d’entraînement.
Hige moji
Ces caractères sont littéralement pourvus de « moustaches » (hige). Cette appellation humoristique fait référence à l’exagération des manques d’encre sur le pinceau en fin de tracé.
Ces signes pullulent partout au Japon en été, car le signe 氷, invariablement tracé dans le style à moustaches, indique au marcheur accablé par la chaleur humide du mois d’août les marchands de glace pilée.
Kago moji
Les kago moji sont des caractères de proportions plus carrées que ceux présentés plus haut et leurs fins de traits sont bien marquées.
On les retrouve aujourd’hui sur les vestes des participants des festivals de rue, mais également sur les éventails et les lanternes indiquant de petits restaurants. La façon de les tracer est différente des autres lettrages : on ne trace pas les caractères directement au pinceau car le support inégal du papier sur armatures ne le permet pas; on dessine d'abord le contour pour le remplir ensuite.
Kakuji
Le nom « kakuji » signifie littéralement « caractères carrés ». En effet, ils ne sont constitués d’aucune courbe, uniquement des droites qui s’escriment à remplir l’espace imposé par tous les moyens.
Ce style rappelle l’apparence de l’écriture des anciens sceaux.Voilà qui conclut cette présentation des principaux styles de lettrage japonais. Les prochains articles reviendront à la typographie japonaise pour aborder ses développements techniques au cours du vingtième siècle. Inscrivez-vous à la newsletter ci-dessous si vous voulez être tenu au courant des prochains articles.
Certaines des images de cet article sont tirées du livre 江戸文字, 日向数夫, 2016, グラフィック社.
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