Article par Émilie Rigaud
01 Mars 2021
Histoire | Japon
Cet article présente le système d'écriture japonais, un système complexe et absolument fascinant. C'est le premier d'une série que je vais écrire sur la typographie japonaise pour partager la recherche doctorale que je mène sur le sujet actuellement.
Des formes fabriquées, des formes tracées
Ces deux images montrent les différents éléments qui composent un signe typographique japonais. À gauche vous pouvez voir tous les morceaux qui constituent un sinogramme « minchō » — le minchō est une des grandes familles de caractères au Japon, souvent utilisé pour le corps de texte. À droite, ces éléments sont composés dans une affiche du célèbre graphiste japonais Tanaka Ikkô pour Morisawa, la plus grande fonderie de caractères japonaise actuelle. Ces formes sont typographiques, elles ont été façonnées pendant de longues heures.
De l'autre côté du spectre, on trouve la calligraphie, faite dans l'instant. On voit ici un designer de caractères, Hashimoto Kazuo (photographié par Akari Yuki), montrant une calligraphie qu'il a faite. Le design de caractères ne nécessite pas de pratiquer la calligraphie, les deux disciplines sont en fait très differentes l'une de l'autre, le temps investi dans chacune n'est pas de la même nature. Il y a un grand écart entre les formes typographiques qui ont été fabriquées et les formes calligraphiques qui ont été tracées.
On peut encore ajouter à ces deux mondes la sphère de l'écriture. Ci-dessus un manuel scolaire de la fin du 19ème siècle, qui montre lui aussi en haut à droite et en haut à gauche les différents éléments qui constituent un sinogramme.
Tous ces mondes coexistent (au Japon et ailleurs) et sont bien sûr interconnectés : typographie, calligraphie, écriture, on peut ajouter à cette liste le lettrage (que j'aborderai dans un prochain article).
Un puzzle en 4 pièces
Le système d'écriture japonais est complexe car il contient trois scriptes en une, et même quatre scriptes s'il l'on inclue l'alphabet latin. Les Japonais utilisent ainsi des éléments de différentes natures tous à la fois et le texte japonais est tissé par ces scriptes qui jouent des rôles distincts au sein de la phrase.
Les sinogrammes, appelés kanji en japonais, ont été originellement importés de Chine pour être plaqués sur le langage japonais. Comme la Chine représentait un modèle culturel à l'époque, au 6ème siècle, les Japonais ont décidé de faire marcher les signes chinois avec leurs propres besoins. Pour faire court, disons que les sinogrammes ont été intégrés au japonais par vagues successives et qu'ils ont depuis évolué dans leur propre direction.
Les hiragana sont dérivés des kanji; quand on écrit, la main tord les formes, et c'est ce qui est arrivé aussi aux kanji. Comme les kanji sont faits de nombreux traits, la différence entre un kanji et sa version cursive écrite de façon rapide peut être énorme. Ce sont les femmes de la Cour impériale qui ont développé ce style d'écriture, approprié pour les textes littéraires et poétiques, créant ainsi de nouveaux signes. Aujourd'hui, ces derniers font partie du système d'écriture japonais, on ne peut écrire sans eux.
Les katakana forment un autre ensemble lui aussi dérivé des kanji, mais d'une façon complètement différente. Ils représentent des fragments de kanji utilisés au départ par les moines et les érudits en tant qu'abréviations.
Enfin, l'alphabet latin se mêle à ces trois scriptes et tout ce beau monde cohabite joyeusement.
Hiragana et katakana sont syllabiques. Par exemple, le son [ta] s'écrit タ en katakana et た en hiragana. Des formes différentes, lues de la même façon. Le kanji 田 peut aussi être lu [ta], mais on peut le lire [den] dans certains cas. Un kana (qu'il soit katakana ou hiragana) équivaut à un son, mais un kanji peut se lire de multiples façons.
Toutes ces scriptes ont des fonctions différentes dans la phrase : les kanji indiquent le concept, le sens du mot; les hiragana sont les éléments qui connectent tous ces kanji ensemble et précisent les rôles grammaticaux; et les katakana sont réservés aux mots construits à partir d'une langue étrangère. Par exemple, ordinateur, en japonais, s'écrit コンピューター (et se prononce konpyūtā, selon la transcription phonétique en rōmaji). L'alphabet latin sert à écrire des acronymes ou encore des titres d'ouvrages étrangers par exemple.
Ci-dessus un échantillon de texte (prélevé sur le site de la NHK) qui montre la texture d'un texte court d'informations. J'ai surligné les différentes scriptes dans différentes couleurs : sinogrammes en vert, hiragana en rouge, katakana en bleu, et ce qui reste en noir est l'alphabet et la ponctuation. Le texte est un mélange riche de 4 scriptes, et c'est ce que les japonais lisent tous les jours.
J'ai fait la même chose sur un autre type de texte ; on observe que la texture varie selon le type de contenu. Cet échantillon est un texte littéraire de Murakami Haruki. On ne voit pas de lettres latines, ce qui n'est pas le cas de toute la littérature, mais il y a certainement moins d'acronymes ou de noms de marques que dans un texte d'informations, moins de mots en katakana également. Si j'avais pris un texte de littérature classique, plus ancien, on aurait encore plus de kanji. La proportion de kanas dans un texte tend à augmenter avec le temps.
En effet, la langue japonaise est très souple et permet de créer facilement de nouveaux mots, c'est une sorte de pâte à modeler langagière. Ainsi, les mots construits à partir de langues étrangères seront écrits en katakana, et des mots très communs qui étaient écrits en kanji par le passé sont désormais écrits en hiragana (tel le mot « ici », qui s'écrit ここ au lieu de 此処).
De droite à gauche, et vice-versa
Une autre caractéristique du système d'écriture japonais est qu'on peut composer un texte verticalement ET horizontalement. Un paragraphe vertical se lit de droite à gauche, et un paragraphe horizontal se lit de gauche à droite. Mais on peut mélanger les deux types d'orientation au sein d'une même mise en page, comme vous pouvez le voir dans cet extrait de magazine. Dans la partie gauche, le texte est écrit de façon horizontale, et sur la partie droite, le titre et les sous-titres sur fond noir sont également composés horizontalement de gauche à droite, mais le texte en dessous doit être lu de façon verticale et de droite à gauche.
Les livres sont principalement composés de façon verticale, internet au contraire est exclusivement horizontal, et les magazines ou publicités peuvent mélanger les deux directions pour créer des compositions dynamiques.
Même si cela est devenu très rare, on peut encore voir, dans les temples par exemple, du texte horizontal composé pour être lu « à rebours », de droite à gauche.
Au sein d'un texte vertical, certains morceaux peuvent être tournés pour rentrer dans la ligne, pour écrire le titre d'un livre en alphabet, comme on le voit ici.
La texture d'un texte japonais n'est pas homogène, certaines parties sont plus noires et d'autres plus claires, ce qui crée une texture vibrante, avec des vagues de kanji qui créent des vagues plus sombres. En aucun cas on ne peut atteindre un gris uni, et la conception toute latine d'une « texture homogène » ne peut être plaquée sur le japonais.
Furigana : mignonneries
Une autre specificité de la composition typographique du japonais est l'utilisation de furigana, de petits kana qui indiquent entre les lignes comment lire les kanji. Deux époques distinctes ici : à gauche, période Edo, et à droite, un usage contemporain. Encore aujourd'hui, si une ambiguité persiste sur la lecture possible d'un kanji, notamment pour les noms, les petits hiragana sur le côté, comme ils sont un système syllabique, donnent la phonétique du kanji.
La quantité de furigana dépend de la nature du texte. Bien sûr, la littérature pour enfants contiendra plus de furigana que les journaux, puisque les enfants sont encore en apprentissage et ne connaissent pas tous les kanji auxquels ils sont confrontés.
L'image de gauche montre comme il peut être difficile de lire un texte qui n'est pas typographié, les signes étant tracés par la main, liés les uns aux autres. Dans ce cas, les furigana aident beaucoup à la compréhension.
Des kilogrammes de sinogrammes
De part la richesse de son système d'écriture, beaucoup des spécificités du japonais (si ce n'est toutes) peuvent devenir matière à débat, à commencer par le nombre de signes nécessaires.
Pendant longtemps, texte et image étaient fondus en une seule technique d'impression : le bois gravé. Cela n'avait pas d'importance si les signes étaient très variables ou s'il fallait ajouter des petits furigana entre les lignes. Bien sûr, le nombre de signes pouvait être un frein au développement de la lecture dans la population, mais cela n'affectait pas la vitesse de l'impression par bois gravé.
Les choses se compliquent quand on veut imprimer à l'aide de caractères mobiles, soit un petit cube de métal pour chaque signe. Le problème de la quantité de signes devient alors très concret.
La typographie moderne s'est implantée au Japon à la fin du 19ème siècle (voir mon autre article sur le sujet). À cette époque, les Japonais aspiraient à être «modernes» — et la définition de la modernité était celle donnée par l'Europe et les États-Unis — afin de pouvoir discuter d'égal à égal avec les puissances étrangères. Utiliser des technologies similaires fut donc une des raisons pour lesquelles le Japon s'est tourné vers la typographie à caractères mobiles. Une autre raison est l'augmentation phénoménale des besoins en communication au Japon, en particulier avec la croissance ultra rapide de la presse. Afin de pouvoir imprimer des journaux à une fréquence quotidienne (parfois même deux fois par jour), l'impression de bois gravés ne suffisait plus et le monde de l'imprimerie investit alors dans les caractères mobiles métalliques. Beaucoup de caractères métalliques. Au stockage encombrant, à la composition compliquée et au rangement chronophage.
C'est pourquoi, au tournant du 20ème siècle, sous la pression de devenir «moderne» et «l'égal du monde occidental», le Japon se mit à reconsidérer son système d'écriture et se plongea dans des débats passionnés.
Différentes options furent considérées pour réformer le système d'écriture japonais. 1
Une option était de réduire le nombre de kanji, une bonne idée quand on a plusieurs milliers de signes, peut-être peut-on en évincer quelques-uns.
Une autre option était d'écrire les textes entièrement en kana. Avec deux groupes divergents : soit tout en hiragana, soit tout en katakana.
Derrière cette idée se trouvaient des motivations parfois contradictoires. Sans rentrer dans tous les détails, on peut mentionner la tendance nationaliste, la volonté de revenir à ce qui constitue l'essence du Japon. Déroulons cette étrange logique : les sinogrammes venant de Chine, si l'on veut se présenter au monde comme le leader de l'Asie, mieux vaut ne pas utiliser quelque chose de chinois. Cette faction défendait que les kana sont la seule « vraie » écriture japonaise.
Une autre approche encore pour réduire le nombre de signes serait de tout écrire en « rōmaji », qui est la transcription du japonais en alphabet latin (la solution choisie par la Turquie par exemple).
Du côté le plus extrême (bien loin du nationalisme), le ministre de l'éducation lui-même suggéra d'abandonner le japonais et de passer à une version simplifiée de l'anglais!
Bien heureusement, le Japon décidé d'opter pour la première solution, et de réduire le nombre de kanji.
De ma propre expérience, la complexité du système d'écriture japonais participe à son efficacité. Les kanji donnent une idée du contenu, ils forment des ancres visuelles sur lesquelles s'appuyer pour parcourir un texte et comprendre rapidement son sujet. Les yeux sautent d'un kanji à l'autre. L'alternance de kanji et de kana rythme la phrase et guide l'œil en définissant des groupes de sens.
Il est difficile pour moi de lire un texte composé uniquement en hiragana (comme par exemple dans la version japonaise d'Animal crossing sur Nintendo Switch, où les personnages s'expriment en kana, sans espace pour séparer les mots, cela me prend deux fois plus de temps pour lire les phrases bien qu'elles soient très simples).
Ce système n'est pas le plus efficace quand on commence l'apprentissage du japonais, mais il a ainsi des avantages. (Et le but de la vie est-il d'être efficace de toute façon?)
Hentaigana : beautés
Le mot hentaigana est constitué de kana, — éléments syllabiques —, et hentai, signifiant « forme différente ». Des kana d'une forme différente. D'où viennent-ils? Avant le 20ème siècle, chaque syllabe, chaque son, pouvait être écrit de multiples manières. Selon le kanji de départ, les kana qui en découlaient prenaient des formes variées.
1. À ce sujet, lire l'excellent livre de Pascal Griolet, La modernisation du Japon et la réforme de son écriture, 1985, Publications Orientalistes de France.
Cette image est une fonte numérique de hentaigana. La première ligne à gauche correspond au son [a], forme typographique あ, pour lequel on trouve 4 signes alternatifs. Ligne 6, pour le son [ka], on trouve 11 nouvelles possibilités! Non seulement les Japonais ont réduit le nombre de kanji qu'ils utilisaient, mais ils ont aussi réduit le nombre de kana. Dans une réforme du système d'écriture en 1900, ils décidèrent de ne garder plus qu'un seul hiragana par syllabe. Tous les autres devinrent ce qu'on appelle aujourd'hui des hentaigana et ne sont quasiment plus utilisés. Ils sont pourtant très vivants, plein de cursivité, et j'ai personnellement beaucoup d'affection pour eux.
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