Par Émilie Rigaud
23 Janvier 2019
Histoire | Japon
Cet article est la synthèse d’un mémoire de master en japonais, qui porte sur l’histoire de la typographie japonaise, plus particulièrement sur le personnage de Motogi Shōzō. Il existe peu de sources en français ou en anglais sur le développement de la typographie japonaise, je souhaite donc partager ici certains des éléments que j’ai découverts.
(mémoire fait à l'Inalco, sous la direction d’Emmanuel Lozerand, en 2016)
En Europe, on apprend à l’école que l’imprimerie a été inventée par Gutenberg, en Allemagne, en 1460. Johannes Gutenberg, grâce à son caractère volontaire et à force de mystérieuses recherches, aurait créé de toutes pièces le moyen de produire des livres en série et serait ainsi à l’origine de la démocratisation du savoir en Europe. Alors que la ville de Mayence cultive le secret quant à cette invention, elle fut mise à sac en 1462 et les imprimeurs se répandirent dans le reste de l’Europe. C’est ainsi que plusieurs autres foyers d’imprimerie furent créés, à commencer par Rome (1465), Venise (1468) et Paris (autour de 1470). 1
Quand on parle ici d’imprimerie, c’est un raccourci pour signifier en réalité « imprimerie typographique », c’est-à-dire l’impression de pages de texte à l’aide de caractères mobiles. Cette technique se décompose en plusieurs étapes successives : graver dans du métal un exemplaire de référence pour chaque lettre, reproduire à l’identique chaque modèle obtenu de multiples fois, composer du texte à l’aide de ces caractères, et enfin imprimer le résultat obtenu en une page.
En 1460 en Allemagne, d’une part on gravait déjà des médailles en métal, et d’autre part la presse d’imprimerie était connue : on imprimait déjà des images à l’aide de bois gravés. Gutenberg, présenté dans les livres d’histoire comme un inventeur génial, s’appuyait donc sur des techniques existantes. Sa création réside dans l’idée d’associer ces techniques et dans l’aboutissement du système de fonte des caractères grâce à l’élaboration d’un moule particulier. De plus, il ne travaillait pas seul, mais avait des associés. 2
1. Perrousseaux Yves, Histoire de l’écriture typographique de Gutenberg au XVIIe siècle, Atelier Perrousseaux, 2006, p. 72.
De la même façon que nous avons érigé Gutenberg en symbole, le Japon considère que le « père de la typographie japonaise » est Motogi Shōzō (本木昌造, 1824-1875). Magata Shigeri 3 rend hommage à cet homme dans une courte biographie qui lui fut consacrée en anglais, parue 18 ans après sa mort : « après des années de dur labeur et d’expériences, [Motogi] inventa des caractères mobiles pour l’écriture japonaise et, pour la première fois, fit de l’imprimerie une entreprise. Nous devons à lui seul en réalité le succès et la prospérité de la typographie japonaise moderne. Ainsi mérite-t-il toute notre estime, en tant que Père de la typographie japonaise. » 4L’idée est reprise par la suite et se propage dans les mentalités.
2. Ibid., p. 46-48 et p. 65-67. 3. Magata Shigeri (曲田成) fut le troisième directeur de la fonderie typographique Tsukiji, en fonction de 1890 à 1894.
Cependant, on trouve des exemples d’utilisation de la technique typographique dès 1590, alors que Motogi est une figure de la période de la fin du bakufu (1853-1868), ce qui pousse à s’interroger sur le bien-fondé de cette affirmation. Alors que l’on trouve des caractères mobiles dès la fin du XVIe siècle au Japon, pourquoi considère-t-on Motogi Shōzō, qui est né quelques 250 ans plus tard, comme le père de la typographie japonaise ? Est-ce parce qu’il a réussi à créer de toutes pièces, à force de recherches personnelles, des caractères mobiles en métal plus efficaces que ceux de ses prédécesseurs ? Ou bien ne faudrait-il pas plutôt le voir, à l’image de la figure de Gutenberg, comme le catalyseur de plusieurs énergies présentes à un endroit donné et à un moment donné ?
4. Magata Shigeri, The life of Motogi Nagahisa, Japan’s pioneer printer, Tsukiji Type Foundry, 1893, p. 1
Motogi Shōzō naît en 1824 dans la ville de Nagasaki qui est alors le seul point de contact du Japon avec le reste du monde. Étant le descendant d’une lignée d’interprètes, il s’engage dans la voie des études hollandaises et se retrouve confronté, à la fois par son apprentissage mais aussi par son activité en tant qu’interprète du bakufu, aux savoirs étrangers. Ce qu’on a appelé « études hollandaises » (rangaku, 蘭学) est l’intérêt porté par les Japonais aux techniques occidentales qui a permis la diffusion des connaissances dans de nombreux domaines, comme la médecine, l’astronomie, les mathématiques, la biologie et la chimie, ou encore la géographie, la géodésie et la stratégie. Pour pouvoir accéder à ses connaissances, il fallait également étudier les langues étrangères comme le hollandais ou l’anglais.
Ainsi le cadre dans lequel Motogi grandit et étudie est tissé de liens avec l’Occident, que ce soit par les reproductions de livres occidentaux qui circulent, par les hollandais qui transitent par le port de Nagasaki avec qui il peut converser, ou par les officiels russes dont il a la charge.
Le port et la ville de Nagasaki, en 1870
Bateaux américains arrivant dans le port de Uraga en 1853 (bois gravé imprimé)
On pourrait s’attarder sur les détails de la vie passionnante de Motogi Shōzō en tant qu’interprète ou capitaine de navire, au milieu du bouillonnement que fut la période de la fin du bakufu, mais je sens que vous vous impatientez et voulez en arriver à son apport à la typographie.
Sachez cependant encore que Motogi fréquenta le centre d’entraînement naval de Nagasaki car ceci a une importance dans notre histoire. En effet, du centre naval il passa à la sidérurgie, qui est essentielle à la fabrication de bateaux et dans laquelle il travailla de 1860 à 1870. Ayant acquis des connaissances en matière de fonte, il pouvait les mettre en application dans la production de caractères mobiles. L’enchaînement paraît logique, des bateaux à la sidérurgie, puis aux caractères mobiles en métal.
Mais les choses ne se sont pas faites par étapes, dans cet ordre. L’idée de l’imprimerie typographique était déjà dans la tête du jeune Motogi et l’a suivie tout au long de sa vie. Il a fait plusieurs tentatives de création de caractères avant de parvenir à un résultat satisfaisant.
Motogi est d’abord responsable d’un atelier typographique, qui est créé en 1855 au sein du Centre d’entraînement naval. On y imprime des copies de livres occidentaux, grâce à des caractères produits en Europe que le capitaine de navire hollandais Jan Hendrik Donker Curtius a importés. Puis, quand cet atelier ferme, Motogi est transféré dans l’imprimerie du hollandais Indermaur et il y travaille de 1859 à 1861. L’imprimerie d’Indermaur utilise des caractères déjà existants et n’a pas vocation à en fabriquer. Motogi, en revanche, fait des essais en matière de fabrication de caractères mobiles, mais il se heurte à de nombreux problèmes : la difficulté d’aligner les surfaces des différents caractères, la mauvaise qualité du plomb et de l’antimoine utilisés, une encre inappropriée (il utilise de l’encre de Chine qui est beaucoup moins épaisse qu’une encre d’impression), des outils inadaptés à la gravure. Le résultat de cette expérience n’est pas concluant.
Selon sa biographie publiée par la fonderie Tsukiji, Motogi entend dire que des missionnaires américains ont établi une imprimerie à Shanghai et il aurait envoyé quelqu’un pour apprendre la technique sur place mais en vain, le secret étant soi-disant bien gardé. C’est sur ces entrefaites que la personne de William Gamble entre en scène au Japon pour jouer un rôle clé dans le développement de la typographie japonaise.
L’irlandais William Gamble (1830-1886) arrive aux États-Unis à l’âge de 17 ans et apprend le commerce de l’imprimerie à Philadelphie, puis il part à New York pour travailler à la Bible House jusqu’en 1858, date à laquelle il est envoyé en Chine pour s’occuper des presses de la Mission presbytérienne. Il emporte avec lui des caractères, des matrices et une machine à fondre. Dès son arrivée, il s’efforce d’appliquer le principe de la galvanoplastie à la création de caractères typographiques, ce qui va grandement contribuer au développement des caractères mobiles métalliques en Chine.
Motogi, alors directeur de la sidérurgie de Nagasaki, invite Gamble au Japon pour une période de 4 mois, de novembre 1869 à février 1870 et crée pour ce faire, au sein de la sidérurgie, le « Centre d’apprentissage de la typographie » (kappan denshū sho 活版伝習所). Cette structure permet à Gamble, qui a apporté avec lui des sinogrammes en plomb et du matériel d’imprimerie, de transmettre son savoir en matière de fonte de caractères et de technique d’impression. 5
5. Itakura Masanobu, Motogi Shôzô no kappan jigyou, sono tenkai to yukue 本木昌造の活版事業その展開と行方, dans Motogi Shôzô to nihon no kindai katsuji 本木昌造と日本の近代活字, Ōsaka Press, 2006, p. 11.
Si l’on veut pouvoir développer une production de masse pour les caractères mobiles, il faut trouver une solution pour reproduire un exemplaire validé comme modèle à plein d’autres identiques, et cela de façon rapide. On ne peut pas les graver un à un dans du bois ou dans du métal, ce qui rendrait chaque exemplaire particulier. D’où l’importance d’avoir un moule, une matrice, dans laquelle couler du métal en fusion.Dans la méthode mise au point par Gamble pour produire des sinogrammes, la matrice est fabriquée par galvanotypie.
On commence par la fabrication d’un « souchon » (taneji 種字) 6 gravé dans du bois dur tel que le buis. Comme le souchon n’est pas fait dans un matériau conducteur, on ne peut pas faire d’électro-déposition de cuivre en l’utilisant tel quel. Pour ce faire, le bout de bois sur laquelle le souchon a été gravé est pressé sur un plateau fait de cire d’abeille et y laisse son empreinte. On applique sur cette surface du graphite qui est conducteur, et on peut alors réaliser une électro-déposition de cuivre. On obtient une mince plaque de cuivre qui contient l’image du caractère en creux. Puis on fait à nouveau de l’électro-déposition de cuivre sur cette mince plaque, jusqu’à obtenir une profondeur d’empreinte de 2 millimètres. S’ensuit une phase de façonnage pour achever la matrice.
6. On trouve dans un article de "Du pinceau à la typographie : regards japonais sur l’écriture et le livre", le terme de caractère-souche qui pourrait également convenir. J'ai préféré proposer ici la création de « souchon » qui reprend l’idée du sinogramme 種 tout en faisant écho au mot poinçon.
Publicité pour les caractères utilisés dans les presses de l’atelier typographique fondé par Motogi Shōzō, 1872
Grâce à cette méthode de fabrication de caractères transmises par Gamble pendant son séjour à Nagasaki, Motogi peut désormais produire des caractères mobiles de façon standardisée et en quantité. Il ouvre alors son propre atelier typographique et se lance dans l’impression de manuels scolaires et de journaux. Cet atelier typographique, le cours privé de Shinmachi (shinmachi shijuku, 新街私塾), est à l’origine de ce qui deviendra la première fonderie de caractères du Japon, la fonderie Tsukiji, créée en 1873, deux ans avant la mort de Motogi.
Première page du specimen de caractères de 1876 de la fonderie Tsukiji
Il apparaît finalement que Motogi Shōzō, bien loin de la figure d’un inventeur enfermé dans sa cave qui s’acharne à percer à jour les secrets d’une technique, se trouvait au centre d’un réseau à la fois technologique et humain, ce qui lui a permis de créer les premiers caractères mobiles métalliques du Japon en 1870 selon les standards modernes. Parler de la modernité du système mis en place par Motogi Shōzō est une chose. Néanmoins, il serait absurde de voir cette modernité typographique comme un fait singulier déconnecté du passé. Motogi n’est pas en rupture, mais s’inscrit dans une continuité. Au sein de son pays d’abord, en étant l’héritier d’une lignée d’interprètes de l’époque d’Edo. Mais également sur un plan plus large, puisqu’il reproduit dans son pays des caractères ayant transité par Shanghai en provenance de l’Europe (mais c’est une autre histoire…).
Comme le souligne l’historien du graphisme Robin Kinross, « les livres sur “les pionniers de la typographie moderne” ou sur “la typographie du Bauhaus” placent leurs sujets dans un espace vide sans précédent historique et sans lien avec la norme traditionnelle contemporaine implicite ». Ma présente recherche autour de la personne de Motogi Shōzō s’essaie à « briser de tels cloisonnements et [à] montrer qu’il y a des éléments modernes dans ce qui est regardé comme traditionnel, et qu’il y a une tradition derrière ce qui est considéré comme étant purement “moderniste”. »
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Comme le souligne l’historien du graphisme Robin Kinross, « les livres sur “les pionniers de la typographie moderne” ou sur “la typographie du Bauhaus” placent leurs sujets dans un espace vide sans précédent historique et sans lien avec la norme traditionnelle contemporaine implicite ». Ma présente recherche autour de la personne de Motogi Shōzō s’essaie à « briser de tels cloisonnements et [à] montrer qu’il y a des éléments modernes dans ce qui est regardé comme traditionnel, et qu’il y a une tradition derrière ce qui est considéré comme étant purement “moderniste”. » 7
7. Kinross Robin, Modern Typography, Hyphen Press, 2004, p. 18.
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