Écrit par Émilie Rigaud
02 Octobre 2017
Pensées
Cet article amorce une réflexion autour de la classification des caractères, il a été rédigé en mai 2013, sur commande de la revue Ink qui n'a finalement jamais paru. Je le publie ici, afin qu'il ne reste pas à trépigner enfermé dans un dossier informatique.
La classification de Strunz, celle des météorites, celle des étoiles, la sérieuse classification décimale universelle qui sert à organiser nos bibliothèques, les sévères étoiles du guide Michelin, ou encore la poétique “classification chaotique” ; il faut se l’avouer : nous avons tendance à classifier. Les sociologues pourraient même classifier les classifications sans doute.
On peut voir la classification des caractères comme un passage obligé, une bonne base à avoir pour sa culture (typo)graphique. En effet, la classification Vox-Atypi facilite la mémorisation de l’évolution artistique et technique des caractères, elle permet de les regarder autrement que comme des formes isolées les unes des autres et surgissant de nulle part, de comprendre dans quel contexte historique ils s’inscrivent, et qu’ils sont donc à considérer comme des instants figés mais pris dans un processus.
Or justement ce processus est une longue évolution, et cela paraît une drôle d’idée que de vouloir y créer des ruptures artificielles en le découpant en catégories bien nettes.
Pourquoi classifier? Pourquoi vouloir faire rentrer des objets, des gens, des lettres dans des cases? Parce que c’est rassurant.
À ce moment-là, afin de se rassurer et de faire rentrer tous les objets du monde dans des cases, pourquoi ne pas faire des cases avec des critères tellement précis qu’une seule chose rentrerait par case? Fractionner ainsi le monde en une infinité de classifications rendrait son identité spécifique à chaque unité. Ainsi les gens seraient rassurés et en même temps les divers objets garderaient leur vie propre. Mais cette tentative a déjà été faite dans le monde typographique par David A. Mundie et cela donnait des suites de chiffres obscures, telle “14.4.3.4.1.2.2.2.2.2, R flag roman [498] pour l’Univers black 1. Ce qui ne mène nulle part.
Cherchons donc une attitude plus positive face à la classification.
1. Jonathan Hoefler, «On Classifying Type», Emigre n°42, 1997
On a beau vouloir le considérer pragmatiquement sous les angles culturel, historique, artistique, technique, formel ou de l’usage, le problème est qu’un caractère contient tous ces facteurs. Les revivals sont de parfaits grains de sable dans ces mécaniques classificatrices toutes puissantes : que faire par exemple de l’Adobe Garamond dessiné par Slimbach en 1989 qui est certes formellement une garalde, mais qui est très loin du point de vue technique et du point de vue du bagage culturel du designer des caractères en plomb de Claude Garamont? Que faire également des caractères de designers comme Gerard Unger, qui a dessiné des garaldes (Swift) ou des sans-serifs (Vesta), qui par leur squelette, avant d’être des garaldes ou des sans-serifs, sont “du Unger”? Sur un autre plan, même s’ils sont différents les uns des autres, pourquoi devrait-on briser l’entente qui règne entre les caractères de Roger Excoffon alors qu’ils forment en eux-mêmes une famille cohérente par leur esprit?
Passons sur les problèmes de nomenclature non-universelle, même si je ne suis sans doute pas la seule à être restée de prime abord perplexe face au caractère « Franklin Gothic », qui n’a absolument rien de gothique dans le sens français du terme, et contentons nous de féliciter les biologistes d’avoir choisi le latin pour leur classification phylogénétique, ce qui leur a pas mal simplifié la vie. 2
2. La dénomination des êtres vivants par deux noms (comme Homo sapiens) nous vient de la classification de Linné, établie en 1758 pour organiser le monde vivant en catégories emboîtées ou juxtaposées. Cette méthode a été améliorée depuis par la classification phylogénétique qui rend compte des degrés de parenté entre les organismes.
Une réelle autre limite de la classification est qu’elle n’est pas objective, car celui qui fait la classification va mettre certaines choses en avant et celui qui choisit de s’y réfèrer le fait également selon sa propre subjectivité. Personnellement, si j’ai à choisir, je préfère enseigner la classification Vox-Atypi plutôt que celle de Thibaudeau, car elle fait la part belle aux humanes et aux garaldes et j’aime cette référence aux courants artistiques et historiques (tout de suite on pense aux érudits et aux artistes de la Renaissance, nous voilà transportés à Venise en 1470, dans l’atelier de Nicolas Jenson, champenois envoyé par le roi comme espion en Allemagne avant de finir imprimeur richissime en Italie), j’adhère à cette classification car elle me fait plus rêver que celle qui pense les typos en matière d’empattements carrés ou courbes.
Puisque classifier les caractères de manière purement objective est une utopie, autant faire des classifications subjectives (fantaisistes diront certains). On ne s’intéresse pas assez à l’intime de la lettre, à son ki 3. Pourquoi ne pas revoir toute l’histoire de la typographie selon de nouveaux critères subjectifs, de l’intérieur, de l’émotionnel? On pourrait ainsi classifier les caractères selon l’humeur du moment du designer, on aurait les caractères faits “dans un moment de colère”, “dans une plénitude absolue”, “en rush total”, “dans la joie de la naissance de son premier fils”, etc.
3. Le ki, ou 気, est une notion japonaise d’origine chinoise, il est l’énergie, le souffle vital qui parcourt toute chose.
On peut approcher les caractères d’une autre façon que comme des produits complexes de culture et de technique, on peut les regarder comme des êtres avec leurs particularités propres et leur part de mystère, les considérer non plus comme des caractères, mais comme des «typos», un terme qui nous renvoie tout de suite sur un plan plus affectif : on utilise un caractère, mais on noue un lien personnel avec une typo. On s’attache à certaines typos qui nous touchent, tout comme on pourrait s’attacher à un petit animal attendrissant. Au lieu de vouloir rationnaliser le monde des typos, on peut voir notre collection de typos plutôt comme un zoo constitué des typos que nous avons choisies et capturées parce que nous les aimions plus que d’autres. 4
4. Certains braconnent, mais ça c’est une autre histoire.
Ma vue de l’intérieur en tant que designer est forcément chargée d’affectif, j’ai un rapport émotionnel aux typos et je ne peux par conséquent les réduire à des choses objectives toutes froides. Et c’est encore pire pour celles que l’on crée : qui est heureux quand on veut enfermer son enfant dans une case et ainsi suggérer qu’au fond, c’est un enfant comme les autres, alors qu’on sait bien que c’est le plus bel enfant du monde?
La classification est un processus de rationalisation destiné à tuer la subjectivité ou l’affectif que l’on met dans un caractère. C’est certainement très utile pour vendre un caractère à un client de donner un nom à ce qu’il achète, encore une fois ça le rassure. Cependant, l’intérêt de la classification pour les designers est de la casser, d’aller à son encontre. La créativité vient de ces brèches entre les catégories. L’outil “Type Cooker”, créé par Erik van Blokland, explore ces brèches, il propose de dessiner un caractère selon des paramètres aléatoires, tels que : 1. typeface = an old style / 2. as drawn by = Roger Excoffon / 3. but as = a humanist sans / 4. and = swash. 5 On peut alors s’amuser à développer des espèces rares défiant les lois de l’évolution naturelle, des ornithorynques typographiques. Tout ce qui transgresse les classifications devient potentiellement source de jeu et de plaisir.
La classification peut donc être un moteur de créativité, dans ce cas, alors oui, je souhaite sincèrement bonne chance à ceux qui veulent faire de nouvelles classifications, et j’ai hâte d’en voir le résultat, cela ne nous donnera que plus d’entre-deux à explorer et de contraintes à détourner.
5. N’hésitez pas à m’envoyer le résultat...
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